John Glaser
John GLASER
Compass Box Whisky Company
Embouteilleur indépendant & créateur d’assemblages originaux
John Glaser en pleine séance de nosing, dans son "labo" de Londres (Photo © Compass Box)
Préambule: J’ai rencontré John Glaser pour la première fois en 2005, dans le cadre du salon « Whisky Live Paris » sur le stand de sa société Compass Box (voir également la présentation de celle-ci sur la fiche de la maison de négoce Compass Box). A l’occasion de ma visite dans son « atelier » de création de ses whiskies Chiswick, dans la banlieue de Londres en 2007 est née l’idée de cette double-interview, quelque peu inhabituelle, avec une première partie de forme conventionnelle, puis une deuxième ouverte sur les arts, et la musique en particulier, qu’il affectionne y compris dans son travail même. L'interview est assez ancienne, certes, mais il m'a semblé que par certains aspects elle était toujours d'actualité et exemplaire dans certaines problématiques récurrentes sur les questions de la qualité du whisky en général et de l'originalité de la démarche de Compass Box en particulier.
I/ Première partie : L'interview traditionnelle:
1– Qu’est-ce qui vous a incité à fonder votre propre société, après votre longue expérience des vins et spiritueux chez Diageo ? Est-ce que vous aviez déjà un concept complet en tête, ou est-ce que c’était que vous vouliez juste faire quelque chose d’autre que ce que faisaient les sociétés d’embouteillage existants ? Autrement dit, d’où vient l’inspiration ?
Quand j’étais plus jeune, mon ambition était de devenir viticulteur ou marchand de vin. Le processus de création m’a toujours donné beaucoup de satisfaction, et j’ai toujours apprécié un bon verre. Après plusieurs années dans le marketing au sein de l’industrie du whisky, ma première ambition de créer est revenue, mais cette fois sous la forme d’être créateur de whisky. J’avais le sentiment d’avoir des idées sur le whisky susceptibles d’apporter de l’innovation au monde du whisky.
2–Lorsque vous avez prononcé cette fameuse phrase, que « N’importe qui peut embouteiller un single-cask, mais la véritable habileté dans le Scotch whisky est démontrée par l’assembleur » , est-ce que vous vouliez encourager les autres sociétés dans cette direction, et comment est-ce que vous expliquez que vous êtes quasiment le seul à s’engager dans ce genre de création à cette envergure ?
Je dis cela car je travaille dans un monde où les gens croient que tous les Scotch whisky associés avec le mot « blend » sont forcément de qualité inférieure. Alors qu’en fait, le whisky est presqu’entièrement une histoire d’assemblage (« le blending »), la seule exception étant les embouteillages de fûts uniques (single-cask bottlings). Je revendique le blending, et je veux que le reste du monde comprenne pourquoi, afin qu’ils puissent se procurer encore plus de plaisir avec le whisky.
3–Dans certaines de vos déclarations sur la philosophie qui dicte votre manière de fonctionner au sein de Compass Box, j’ai appris que vous aimiez travailler en écoutant de la musique. Est-ce que vous pourriez nous en dire un petit peu plus, ainsi que sur les frontières entre les arts et les métiers (l’œnologie en tant qu’art) ?
J’aime bien avoir de la musique de fond pendant que je travaille. Typiquement, j’aime la musique classique ou le jazz — de la musique sans paroles. Les paroles me déconcentrent. J’aime bien les atmosphères et l’ambiance que la musique peut créer comme toile de fond pour une séance de travail. Je trouve que la chaîne BBC Radio 3 (la chaîne de la BBC spécialisé dans la musique classique) est l’un des plus grands trésors de la Grande Bretagne.
4- L’on entend dire souvent que les fûts vendus aux embouteilleurs indépendants ne sont pas les meilleurs de la distillerie, sinon les pires, ce qui expliquerait pourquoi certaines n’autorisent pas l’utilisation du nom de leur distillerie. Comment réagissez-vous à cette rumeur, malgré le fait incontestable que certains de ces négociants ont aidé à ce que certaines distilleries fermées ou en sommeil demeurent célèbres, voire de les rendre encore plus célèbres, ou encore d’éviter la fermeture ?
Dans mon expérience, si les grandes sociétés acceptent de vendre des fûts de single malts, elles considèrent tous les fûts comme égaux, et n’essaient pas de se garder les bons fûts pour leurs propres embouteillages tout en se débarrassant des fûts moins bons en les vendant aux indépendants. Je suis certain qu’il y a des exceptions, mais pas dans mon expérience. Les grandes sociétés considèrent leurs fûts de single malts en tant que produits. Leur valeur est tout simplement calculée en fonction de leur âge et de leur contenance en alcool, sans considération ni du type de fût (premier remplissage, deuxième remplissage, ex-bourbon, ex-sherry, etc.) ni de la qualité. C’est étrange, n’est-ce pas?
5- Ces deux dernières décennies ont vu des profonds changements dans le marché du whisky, vraisemblablement, tells que le nombre croissant de Single-casks disponibles, d’un côté, et d’affinages de l’autre (certains positifs, d’autres moins), aussi bien qu’une certaine mode (de la part du public amateur, aussi bien que des connaisseurs) de ne boire que des whiskies bruts de fût (se transformant parfois en véritable snobisme), quel est votre avis sur ces questions ?
Je pense que l’intérêt dans les whiskies single cask ou brut de fût est compréhensible. Du point de vue de l’enthousiaste (« connaisseur »), il est parfaitement logique, car alors que les meilleurs whiskies de type single-casks, ou bruts de fût sont les « diamants non taillés » de l’industrie du whisky ; les meilleurs parmi ceux-ci nous démontrent tout le potentiel d’un whisky vraiment remarquable. Cependant, ils sont très difficiles à trouver, et la majorité des embouteillages single-cask sont plutôt quelconques, et auraient pu être améliorés par un assemblage avec d’autres fûts.
Quant aux finitions en différents fûts, je considère qu’ils constituent un outil fort utile pour le créateur de whisky, mais aujourd’hui ils sont devenus très à la mode, comme vous le dites, et trop souvent des finitions en différents fûts sont utilisés pour « dissimuler » un fût de qualité inférieure afin de le rendre plus commercialisable.
6– Suite à cette dernière question, jusqu’où les sociétés (indépendantes ou non) peuvent-elles aller sans altérer l’essentiel de ce que c’est, un vrai whisky ? Bien entendu, cette question est liée à votre aventure malheureuse avec votre « Spice Tree » et le débat que vous avez eu avec la S.W.A. (NDLR: Scotch Whisky Association) au sujet de la question de savoir « si c’est encore du whisky » ?
Je pense que l’industrie du whisky écossais a besoin d’encadrement ainsi que de certaines règles, voire même des lois pour protéger l’intégrité du produit de certaines personnes et sociétés sans scrupules. Ceci dit, je considère que l’industrie a aussi besoin d’adopter une certaine largeur d’esprit en déterminant lesquelles des nouvelles pratiques et techniques doivent être autorisées afin de profiter des nouvelles découvertes pour produire du whisky écossais encore meilleur. C’était la base de mon désaccord avec la SWA au sujet du « Spice Tree ». Je crois que l’emploi que j’ai fait de chêne de tonnellerie française de la plus grande qualité possible a fait avancer les choses pour l’industrie, faisant évoluer le processus traditionnel, de la même manière que la maturation du whisky dans du chêne était une véritable innovation il y a 200 ans. (Auparavant, la plupart du whisky se buvait pur, tel qu’il était dès sa sortie de l’alambic.)
L’énorme réaction positive au « Spice Tree » de la part de l’industrie et des consommateurs souligne le fait que nous avions réalisé quelque chose de très bien et de la plus haute qualité. Mais, malheureusement, la SWA m’a répondu que, « Pour ce genre de choses, pour nous, John, la qualité est complètement hors de propos. » Une telle attitude, pour moi, est erronée, et négative pour les intérêts à long terme de l’industrie.
7-Pourriez-vous expliquer, en quelques mots s’il vous plaît « l’art de l’assemblage » ? (Quelle présence un blend doit il avoir en bouche et de quelle manière, quelles sont les qualités d’un whisky d’assemblage ?)
Créer un nouveau whisky consiste à répondre vous-même au préalable à ces quelques questions : Quel type de whisky, pour quelle occasion, pour qui ? Ensuite vous pouvez commencer le travail (car il s’agit bien de travailler !), jusqu’à ce que vous trouviez l’équilibre juste par rapport au type de whisky que vous vouliez créer…
8- Pour vous, quelle est la différence principale en matière de goût entre un single-grain et un single-malt (ainsi que dans leur préparation)?
Les single-malts sont plus parfumés, plus complexes, et plus expressifs à un jeune âge que les whiskies de type single-grains. Les whiskies single-grains sont à leur apogée après 15 à 20 ans de maturation, voire davantage, alors que vous pouvez souvent trouver des whiskies de malt âgés de 10 à 12 ans qui sont suffisamment matures et complexes…
9- Est-ce qu’un vatted-grains (NDLR : assemblage de single-grains, aujourd’hui on doit dire « blended-grain ») peut être aussi riche et intéressant (en goût) qu’un vatted-malt (dit désormais « blended-malt »), d’après vous?
Bien sûr, si vous parlez des meilleurs single-grains, les plus anciens, les meilleurs fûts, comme démontré il n’y a pas longtemps par plusieurs sociétés, par exemple lors de dégustations dans le cadre des « Whisky Live » à travers le monde.
10 -Pourriez-vous identifier et expliquer (de ce que vous avez le droit de dire, bien entendu) les différentes manières d’obtenir des fûts auprès des distilleries officielles de single-malt, et comment vous appliquez le concept du contrôle-qualité à chaque fût, avant l’achat et après ?
Alors, c’est une question de confiance et de temps, peut-être, et de pouvoir être averti de la disponibilité de bons fûts des whiskies que vous avez l’habitude d’utiliser. Les assembleurs doivent aussi se rendre en Ecosse de temps en temps pour vérifier les choses sur place eux-mêmes, sur la bonne application des consignes données aux embouteilleurs, d’assembler un certain type et nombre de fûts, par exemple, selon le lot différent de chaque année, pour un blend, aussi bien que pour un vatted-malt ou un single-malt en dehors des single-casks.
11– Comment expliquez-vous la différence entre les blended-malts écossais standards et, par exemple, les blended-malts japonais de Nikka ? Seriez-vous d’accord avec certains amateurs et connaisseurs pour dire que le niveau élevé de qualité atteint par les whiskies de Nikka depuis une quinzaine d’années est maintenant plus convaincant quelque part que certains de leurs équivalents écossais, et, comme certains, que leur single-malts surpassent les écossais en termes de complexité, de subtilité et de générosité?
J’ai été très impressionné par la qualité de certains whiskies Japonais. La qualité obtenue est la conséquence directe de la qualité des ingrédients choisis et de la manière dont ils gèrent le processus de les transformer en whisky.
Clairement, au Japon, ils utilisent souvent des ingrédients et des processus d’une qualité plus élevée que ceux utilisés (NDLR : aujourd’hui, veut dire John) pour certains whiskies écossais. Pas toujours, mais quelquefois.
Je crois que l’industrie du whisky écossais s’est davantage industrialisée, en créant des produits de qualité plus régulière, mais que dans certains cas, elle a éliminé une partie du goût et de la complexité au nom de l’efficacité. Des exemples de celà : le choix d’orge et/ou de levure, la durée de la fermentation, les méthodes de distillation (la température, la rapidité), la « coupe » de la distillation, et, très important, la qualité du bois (trop de remplissages successifs*, du chêne de qualité inférieure). *= NDLR : John m’avouera plus tard que le nombre de remplissages utilisé par l’industrie du whisky peut aller parfois jusqu’à 6, alors que selon lui 4 passages sont déjà conséquents en terme de perte d’influence du bois sur le distillat.
12- Pourriez-vous indiquer votre embouteillage préféré (blend, vatted-malt, aussi bien que single-malt) ?
En single-malt, cela pourrait bien ĂŞtre du Clynelish !
« Fin des questions … »
Merci, John, d’avoir si gentiment répondu à ces questions !
NDLR : La modestie du personnage (qui n’exclut pas cependant une grande confiance en lui et une fierté d’œuvrer sur une voie originale- mais aussi un excellent sens du marketing) fait que John Glaser n’a pas souhaité évoquer son succès personnel à l’occasion d’autres questions qui restent en suspens, ni la spécificité du consommateur français par rapport au consommateur anglo-saxon ou du reste du monde…Ou encore révéler sa stratégie avec Compass Box pour les années à venir, mais nous reviendrons (amicalement !) à la charge au cours d’un prochain entretien…à moins qu’il ne distille savamment cela dans le deuxième entretien (voir ci-dessous).
Interview: Grégoire Sarafian / Traduction: Hugh (…) et Grégoire Sarafian
II/ Deuxième Partie: « THE ROCK INTERVIEW » :
1- Puisqu’il semble que de plus en plus d’artistes s’intéressent aux attitudes « de cross-over », quelque soit le support qu’ils favorisent (la musique, la peinture, etc.), parmi les artistes les plus intéressants, il y en a toujours qui réussissent le le mélange des différentes cultures, styles & approches, sans pour autant que cela devienne un gadget ou une posture artificielle. Pourriez-vous dire que vous avez réussi à faire quelque chose de similaire en créant l’entier concept de ce qu’est « Compass Box » (l’originalité du nom, la présentation, le design et les dessins, le style maison, etc.)? Y-a-t-il d’autres frontières que vous avez l’intention de passer dans l’avenir?
Je tire mon inspiration et mes idées assez fortement de l’industrie du vin. En particulier de l’industrie du vin en Amérique du Nord. Il y a beaucoup plus de liberté, de créativité et de volonté pour s’adapter aux nouvelles techniques et d’innover dans l’industrie du vin que dans celle du whisky. Le vin est ma muse !! Et de plusieurs manières !!
2- Pour paraphraser (ou copier) un célèbre dialogue du film anglais tout aussi célèbre « Monty Python and the Holy Grail », pourriez-vous répondre à ces questions « cross-over » :
- Quel est votre quĂŞte ?
- Ma devise est accrochée dans les Chiswick studios : « Par-dessus tout, partagez et appréciez »
- Quel est votre couleur préférée ?
– La couleur bleue
- Quel est votre disque préféré ?
- « Grace », par Jeff Buckley
- Quel est votre film préféré ?
- « Aguirre, la colère de Dieu » (de Klaus Kinski) ou « Broadway Danny Rose » (Woody Allen), selon le cas…
- Quel est votre mot préféré ?
- L’antidisestablishmentarianisme
- Quel est le mot qui vous fait le plus horreur ?
- « Du caramel ajouté » (Ndlr : dans le whisky, une pratique courante….) et « haïr » ou « haine » parce que mon grand-père nous demandait toujours à nous, les enfants, d’essayer de ne pas utiliser ces mots dans la vie, et de trouver d’autres manières de nous exprimer.
- Qui est votre musicien ou orchestre favori ?
-Jeff Buckley, REM, Radiohead
– J’écoute toutes sortes de musique, du classique jusqu’au jazz, du folk jusqu’à la musique rock. Ces jours-ci, je m’intéresse pas mal à un artiste du nom de « M.Ward ».
-J’aime travailler en musique, mais dans le but de ne pas en être trop troublé, je choisis du classique ou du jazz pendant que je travaille sur un assemblage, plutôt que d’autres types de musique.
NDLR : N’oublions pas que John GLASER avait nommé un de ses whiskies « The Peat Monster » en hommage au groupe QUEEN qu’il a beaucoup écouté plus jeune, et particulièrement en hommage à la période de l’album « A Night at the Opera » qu’il affectionne. Il aime également les voix à forte personnalité comme celles de Tom WAITS.
- Quelle est votre peinture préférée ?
-« Les Demoiselles d’Avignon » de Pablo Picasso, car pour moi il représente le mouvement du Cubisme, qui était un mouvement courageux par des gens confiants.
- Quel est votre spiritueux préféré en dehors du whisky ?
-Le calvados ou d’autres alcools de pommes
- Quel est votre vin préféré ?
-Les grands rouges de Bourgogne.
- Quel est votre modèle préféré dans le monde du whisky (carrière, etc.) ?
...Les gens dans le monde du whisky qui m’ont inspiré...une question difficile. A vrai dire, j’ai cherché de l’inspiration ailleurs pour mon entreprise. En particulier dans le monde du vin (par exemple le viticulteur Sean Thackrey, l’exploitation viticole Harlan Estate), mais aussi dans le monde de la bière (par exemple Rogue dans l’Oregon, aux Etats Unis).
- Quelle est votre occasion préférée pour la dégustation ?
En extérieur au fin fond de la campagne, en fin de la matinée.
(NDLR : Rappel par rapport au fait de tester de nouveaux Ă©chantillon):
-J’aime déguster des échantillons en me promenant dans la rue, par exemple, car cela m’aide à me focaliser sur les arômes, sans influence de mon entourage ou préjugé (dans le cas d’une dégustation à l’aveugle) envers la distillerie concernée.
3 – Quel plaisir est-ce que le vin vous procure que le whisky ne peut pas fournir, et vice-versa (quels sont leurs avantages et inconvénients respectifs ?)
-Je pense que les différents types de breuvages conviennent pour les différentes occasions où ils sont les plus adaptés. L’occasion définit la compatibilité ou non d’un breuvage donné. L’occasion est une conjoncture de variables : le lieu, l’heure, les personnes, le temps, les circonstances.
« La véritable fin des questions … »
Encore une fois, merci, John, d’avoir si gentiment répondu à toutes ces questions !
Interview: Grégoire Sarafian / Traduction: Hugh (…) et Grégoire Sarafian